Locutions verbales du Nouchi

Être sur la corde raide, marcher sur le fil du rasoir, laver son linge sale en famille, avoir une main de fer dans un gant de velours, avoir les bras en croix …sont des  expressions qui ont une particularité. Chacun de nous sait de quoi il s´agit lorsqu´il les entend ou même les prononce. Cela devient moins évident quand on est confronté à la question relative à l´origine de ses mêmes expressions. Pour se dédouaner, on pourra toujours arguer qu´il n´est point besoin de connaître la définition ou la composition chimique de l´eau pour savoir à quoi elle sert. Soit!

D´ailleurs, si la situation l´exige, un recours aux dictionnaires, aux encyclopédies et plus récemment, à l´internet, à google,aux blogs, aux forums…est toujours possible.
Il n´en est pas de même pour la « langue nationale ivoirienne » ou ce qui tend à le devenir. J´ai nommé le Nouchi. qui est à l´image des langues africaines qui se distinguent davantage par leur caractère d´oralité.

Il regorge de nombreuses locutions verbales qui ont pris racine quelque part, dans un contexte historico-linguistique souvent clair, souvent flou mais qui, à l´instar des langues occidentales, s´adaptent, au fil du temps, se modifient ou parfois même dévient carrément du sens originel.
Un exemple de locution verbale tirée de la langue française et qui illustre ce changement de sens radical: avoir la dalle a évolué d´ « avoir soif » à « avoir faim ».

Avec le Nouchi on ne dispose pas des mêmes facilités. Pas d´encyclopédies, pas de dictionnaires ou documentations d quelque forme que ce soit, pas de google….

Pour comprendre et expliquer les locutions verbales du Nouchi, on se sert obligatoirement des moyens du bord: un peu d´histoire, des témoignages recueillis ici et là, expérience personnelle,de logique et d´une bonne dose de connaissances des langues locales ivoiriennes et européennes (français, anglais et rarement espagnole). Ce sont pratiquement les seuls d´outils dont on dispose.

(Ce billet vient en complément de celui que j´avais écrit sur le Nouchi et que vous pouvez consulter ici)

Allons-y pour deux exemples. « Il gnimi kaba » ou encore « être en kaba » et « Je suis enjaillé » sont deux expressions qui sont couramment employées en Côte d´Ivoire par le plus grand nombre, particulièrement à Abidjan. Chacun sait de quoi il retourne. La première signifie « il est en taule », la seconde, plus fertile, « Je suis enthousiaste, mordu, fan… »

« Gnimi kaba »

Étymologiquement parlant, « gnimi kaba » est composé du verbe « gnimi » issu de la langue dioula et qui veut dire grignoter, mâcher, et du très polysémique substantif « kaba » qui signifie à la fois la pierre, la gale ou teigne (kroussa-kroussa) et le maïs.

Mais combien sommes-nous à pouvoir expliquer la genèse de cette expression? Je peux me tromper, mais je ne suis pas sûr qu´on soit nombreux. Le lien est d´autant plus difficile à établir que tout le monde ne parle pas lalangue dioula et, quand bien même ce serait le cas, cela n´impliquerait pas automatiquement la connaissance du contexte, de l´histoire, de la naissance… de cette expression.

D´aucuns disent qu´elle remonte à l´époque coloniale où, pour désigner la prison, les dioulas disaient « Kaba bôn » ou maison en dur, en pièrres, en béton…. Par opposition à leurs demeures faites de terre battue et de pailles ou de bois.
Avec le temps et avec les indépendances, quand les indigènes ont commencé eux-mêmes à habiter des maisons autres que celles en pailles et en terre battue, l´expression s´est adaptée au nouveau contexte pour décrire un endroit où les pensionnaires étaient essentiellement nourris au maïs (d´où grignoter du mais).

Dans les années 70´, le sens évolue et on se retrouve avec un complément un peu plus repoussant: « Si tu as gnimi kaba, c´est que kaba aussi t´ a gnimi ». Ceux qui avaient la malchance de faire la prison en ressortaient presque tous sans exception touchés par la gale ou teigne (kroussa-kroussa). De sorte que, quand on disait de quelqu´un qu´il a gnimi kaba,le premier réflexe était de le fuir non pas seulement pour sa réputation de bagnard mais aussi de peur de contracter cette « honteuse » maladie de la peau.Et comme être en prison est synonyme de galère, aujourd´hui, une variante existe pour designer des temps difficiles : « manger caillou »

«  »être enjaillé“

«  »être enjaillé »C´est l´expression pour toutes les occasions.Quand une fille me plaît,quand on s´extasie devant un événement ou une situation bien donnée, quand on apprend une bonne nouvelle, ou quand on nage dans un bonheur instantané, rien de mieux indiquée!

« Être enjaillé », contrairement à „gnimi kaba“, est plus aisé à cerner. Il relève plus du contexte et de la déformation que de l´histoire. elle est la résultante de la mauvaise prononciation de « Je suis en joie ».
Deux explications s´offrent à moi. La première: elle découlerait de la déformation de l´exclamation « Je suis en joie yéeeeh, je suis en joie eeeh » devenue par la force des choses (mauvaise prononciation) « Je suis enjaillé ». C´est une piste sérieuse, crédible et plausible.

La deuxième piste, qui est tout autant sérieuse, crédible et plausible relève aussi de la déformation dans la prononciation. Celle-là, contrairement à l´autre, ressemble fort au fruit d´une interaction linguistique franco-anglaise.
Pour illustrer, une petite anecdote; quand nous étions jeunes, les grandes sœurs, pour les grandes occasions, allaient se faire défriser les cheveux chez Masta, un coiffeur ghanéen, aux abords du grand marché de Treichville. Master vient de master et était le nom générique donné à tous les ghanéens et sister à toutes les ghanéennes.
C´était un rituel, chaque fois qu´il terminait une tête, il tendait toujours le miroir à sa cliente et lui lançait, comme à son habitude, « Tiens lady, toi-même faut régader! Tou va être enjoyed » qu´il reprenait aussitôt dans son français fortement marqué par son accent anglophone « Tou vas être enjoyaillée ».

Merci de m´avoir lu!

6 réponses à Locutions verbales du Nouchi

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